Pouvoir autoritaire et dictature « soft »
En effet, ce régime est de type « bonapartiste », où l’administration étatique, et la proximité avec cette administration, sont les principales sources d’accumulation [1]. Par conséquent, la pérennité au pouvoir de cette administration est l’intérêt central de l’État, et la corruption se trouve dans son cœur [2]. Au départ, cette centralisation autoritaire de la Russie post-soviétique avait été reçue avec enthousiasme par les États-Unis et ses alliés-subalternes. Mais au fil du temps, le régime relooké autour de Vladimir Poutine est devenu aux yeux de Washington trop indépendant et trop menaçant, ce qui explique une bonne partie des conflits en cours. Le régime russe actuel peut être qualifié de « dictature douce ». Il tolère les libertés civiles (bien plus que l’ancien régime soviétique qui les avait reniés au moment de la contre-révolution stalinienne), mais seulement dans la mesure où elles ne posent pas ce que l’appareil du pouvoir considère comme une menace. Depuis quelques années, la marge de tolérance s’est rétrécie progressivement, au point où on ne tolère plus le piquetage à une seule personne ! Les grèves légales sont pratiquement impossibles.
La bataille d’Alekseï Naval’nyi
Le principal objectif de l’activité politique de Naval’nyi est de confronter la corruption officielle, à la fois économique (prédations et détournement de fonds) et politique (élections falsifiées, médias manipulés, etc.). Le dissident est connu pour convoquer des manifestations déclarées illégales, où on retrouve des dizaines de milliers de personnes, ce que le régime considère comme une sérieuse menace. Par conséquent, Naval’nyi a fait l’objet de nombreuses poursuites pénales (l’empêchant, entre autres, de se présenter aux élections présidentielles), sans compter la tentative d’assassinat presque réussie d’août dernier. Pour la plupart des Russes, c’était bien bel et bien l’appareil de Poutine qui était derrière cet acte criminel pour laquelle le régime n’a même pas encore ouvert d’enquête pénale.
Tout en mettant l’accent sur le grave problème de la corruption endémique du régime, le dissident a également abordé des revendications socio-économiques, comme par exemple, de meilleurs salaires, des retraites plus élevées, une fiscalité progressive. Il a également créé une sorte de mouvement syndical virtuel de travailleurs et de travailleuses du secteur public en réponse à la promesse non tenue du gouvernement d’augmenter leurs salaires. Certains membres de la gauche russe, qui reste assez faible, trouvent que ce tournant social de Naval’nyi est positif. Il n’en reste pas moins que son principal message reste la corruption endémique de l’État, un message qui trouve clairement une résonance dans une société si profondément inégale et globalement relativement pauvre.
Un projet libéral
L’accent mis sur la corruption s’explique par le fait que Naval’nyi est un libéral, qui manifeste également un certain penchant nationaliste ethnique-russe (ici on dirait « raciste »), qu’il a cependant mis de côté ces derniers temps. Dans les années 1990 après avoir complété sa formation universitaire en droit et en finance, Naval’nyi œuvrait pour des entreprises privées qui profitaient de la « thérapie de choc » aspirant à transformer la Russie en une sorte de Wild West capitaliste. Il était également partisan du Parti libéral Yabloko, dont il a été expulsé (en 2007) pour ses penchants racistes autour d’un éphémère mouvement « Narod » (peuple), dédié à la défense du « nationalisme démocratique », ce qui voulait surtout dire la défense des droits des Russes « de souche ».
En 2010, Naval’nyi a lancé un site Internet anti-corruption (« Ros-Pil ») dédié à la dénonciation de la corruption gouvernementale, et qui est devenu rapidement très populaire. En 2011, Naval’nyi qualifiait le parti de Poutine dans la Douma (le parlement) de « parti des voleurs et d’escrocs », une étiquette qui a fait fureur à travers la Russie. Sa notoriété publique s’est accrue grâce à son rôle dans le mouvement de protestation de 2011-2012, contre la falsification des élections parlementaires et le retour de Poutine à la présidence [3]. En 2011, Naval’nyi a créé sa Fondation pour la lutte contre la corruption. Lors des élections régionales de 2019, il a promu la tactique du « vote intelligent », en proposant aux électeurs antigouvernementaux de concentrer leur vote sur le seul candidat ou la seule candidate qui n’était pas membre du parti au pouvoir et qui avait les meilleures chances de gagner. Cette tactique a eu un certain succès.
Surfer sur la vague populiste
Naval’nyi et son mouvement sont un autre exemple du phénomène populiste qui s’est répandu ces dernières années à travers le monde. Ses partisanes et partisans sont une masse largement atomisée. Son mouvement s’appuie surtout sur les réseaux sociaux (plus de six millions d’abonné.e.s YouTube). Ce mouvement de protestation n’a ni programme cohérent, notamment par rapport à ce qui importe aux couches ouvrières et populaires. On ne peut pas dire non plus qu’il a une véritable stratégie. Sa dernière sortie dans les médias juste avant son arrestation à son retour en Russie [4] été vue par des millions de personnes. Mais il n’offre guère une analyse visant à favoriser un mouvement de citoyens et de citoyennes politiquement conscient.e.s. Le sujet de sa fameuse vidéo est un complexe palatial sur la côte de la mer Noire qui aurait coûté plus d’un milliard de dollars américains et, qui selon ses dires appartient à Poutine, qu’il présente de manière simpliste comme un homme animé par une soif écrasante de richesse personnelle et de luxe.
À la recherche d’une alternative
Aux yeux de la majorité de la population russe, le courage, la ténacité et la compétence tactique de Naval’nyi ne sont pas mis en doute. Mais on ne le voit généralement pas comme une alternative crédible. Les Russes sont loin d’aimer le régime actuel. Mais d’une manière traditionnelle qui a ses racines dans la mémoire historique, la population craint ce qui pourrait le remplacer. D’autant plus qu’il n’est pas difficile en regardant un peu de constater les tristes résultats des « révolutions de couleur » dans l’ancien espace soviétique, l’Ukraine étant un bon exemple de ce qui peut arriver après un tel changement de régime. La participation de la jeune génération a été notable dans les manifestations de ces dernières années, même si l’appareil du pouvoir a signalé aux étudiants et étudiantes qu’on se « souviendrait » d’eux. Mais les Russes plus âgés sont soucieux de ne pas revenir aux « sauvages » années 1990, lorsque l’Union soviétique s’est disloquée (ce qui était en réalité une autre « révolution de couleur »). L’ambigüité de l’opinion publique provient également du fait que l’arrivée de Poutine au pouvoir a coïncidé avec une reprise économique après une dépression très profonde et prolongée. Sous Poutine également, la Russie a réaffirmé son indépendance sur la scène internationale out en renversant la dérive de l’État vers la balkanisation. Ces facteurs jouent encore en faveur de Poutine, alors que son régime fait tout ce qu’il peut pour empêcher qu’une alternative crédible puisse émerger.
David Mandel
Ce texte du militant québécois, spécialiste de la Russie, David Mandel est paru initialement sur le site : http://alter.quebec/russie-poutine-contre-navalnyi/