Pedro Castillo est, au moment d’écrire cet article, en tête de 70 000 voix sur son adversaire Keiko Fujimori (sur 17 500 000 de votes exprimées, soit un score de 50,19 %). Sauf coup de force institutionnel, il devrait être investi Président du Pérou. Que représente sa victoire électorale? Quel programme incarne-t-il ? Quelles sont ses marges de manœuvre ? Voici quelques éléments pour ne pas se prendre les pieds dans le tapis au moment d’analyser la situation dans ce grand pays andin.
Pedro Castillo a viré en tête du premier tour avec moins de 20 % des suffrages au premier tour, suivi de sa rivale, « Keiko », candidate pour la troisième fois, et qui a rassemblé 15 % des suffrages.
Le fujimorisme
Keiko Fujimori a été désigné par son père Alberto comme sa successeure pour incarner le populisme néolibéral que les péruviens connaissent comme le fujimorismo.
Président de 1990 à 2000, Fujimori père fut un Président autoritaire, s’appuyant sur des escadrons de la mort pour, au prétexte de lutte militaire contre la guérilla du Sentier Lumineux, s’en prendre à toutes les oppositions sociales et politiques, aux populations indigènes, aux droits de la presse… Il purge actuellement une peine de prison pour corruption et meurtres au Pérou.
Il reste un personnage d’influence politique majeure au Pérou en raison de sa défense intransigeante du marché et des acteurs du capitalisme dépendant péruvien, mais aussi de sa politique ayant installé la corruption comme une donnée presque normale de la politique péruvienne.
Keiko Fujimori incarne la continuité de cette politique. Celle d’une corruption sans vergogne qui a mené la justice péruvienne à demander son incarcération,ce jeudi 10 juin, suite à la violaton des mesures d’interdiction de rencontrer des témoins dans l’affaire de corruption et blanchiment dans l’affaire Oderbrecht, du nom d’une grande entreprise brésilienne du bâtiment qui aurait versé pas loin d’un milliard de dollars pour financer plusieurs campagnes électorales en Amérique Latine.
Celle aussi de la défense constante du capitalisme péruvien et d’une alliance économique avec le capitalisme chinois et étasunien. Celle enfin, d’incarner une digue face à la supposée menace du « castro-chavisme », du « communisme » qu’incarnent tous ceux qui propose une once de redistribution des richesses et un retour de politiques publiques tournées vers les masses exclues des politiques néolibérales.
Qui est Pedro Castillo ?
Pedro Castillo est de ceux là. Issu d’une famille pauvre, il est instituteur et syndicaliste. En 2017, il mène une grève de l’enseignement qui pousse le gouvernement de l’époque à accorder des hausses de salaire et, de fait, remet la question des politiques sociales sur le devant de la scène.
Proposé candidat par ses pairs, il doit s’affilier à un parti politique et choisit Peru Libre, une formation marxisante dont les dirigeants ne peuvent se présenter. Menant une campagne médiatiquement discrète mais très ancrée dans les territoires périphériques, il se hisse à la première place du premier tour, à la surprise générale. Les commentateurs péruviens accordent à son image d’homme du peuple, non issu du monde politique, une raison majeure de son ascension électorale.
Loin d’être un candidat révolutionnaire ou issu de la poussée des gouvernements de gauche au début du XXI° siècle dans la région, il met en avant la nécessité de politiques sociales pour diminuer l’extrême pauvreté. Son emblème électoral, un crayon, signifie l’importance qu’il accorde à un service public d’enseignement qui permettent à tous d’accéder au savoir.
Le plan de gouvernement qu’il a annoncé au mois de mai comprend, outre un plan de lutte contre la pandémie COVID, le subventionnement des PME et la lutte contre les importations qui font de la concurrence déloyale, un nouveau mouvement de relance agraire et un mécanisme préférentiel pour les productions nationales et andines, l’augmentation des impôts des entreprises qui font des super-profits. Enfin, la mesure la plus emblématique d’un point de vue démocratique est la convocation d’un référendum afin d’entamer une réforme de la constitution issue de la période Fujimori.
La gauche radicale péruvienne s’était plutôt organisée derrière Veronika Mendoza. Plus classe moyenne, « Veronika » avait déjà été élue députée en 2016 et avait réuni 19 % des suffrages en 2016 lors de sa première candidature présidentielle. Féministe, défenseure des populations indigènes, elle affichait plus volontiers une orientation de rupture jusqu’à cette campagne présidentielle ou elle recentra son discours pour gagner la classe moyenne. Pari perdu, avec 8 % des suffrages, elle a finalement appelé du bout des lèvres à voter Castillo contre Fujimori.
Du bout des lèvres, car si la campagne de Castillo a soulevé l’enthousiasme des populations les plus pauvres, qu’elle a réussi à unir tout ce que le pays compte de forces hostiles à la droite et au fujimorisme, il n’en demeure pas moins des prises de position qui inquiètent légitimement nos alliés péruviens : hostilité à l’IVG, au mariage homo, ouvertement proche de courants religieux conservateurs, il n’a cessé par ailleurs de donner des gages de respect de la propriété privée et des équilibres politiques du pays.
Que peut-on attendre de cette élection ?
Comme souvent en Amérique latine, ce ne sont pas les processus institutionnels qui déterminent les agendas politiques. Très mal élu à la présidentielle, avec une force parlementaire qui représente un quart du Parlement, dans un pays très bien tenu par la droite et les forces armées, il y a peu à attendre de ce côté là. Même s’il en avait la volonté, les marges de manœuvre sont minimes pour qui voudrait transformer le pays par la voie électorale. Au premier pas de travers, il risque le renversement.
Ce qui est remarquable dans sa victoire, c’est qu’en plus de regrouper le pays contre le fujimorisme, il le fait en incarnant une sorte de vote de classe, ce qui est une nouveauté dans l’histoire récente du pays. Le dernier candidat « alternatif » au système qui gagna la présidentielle, Ollanta Humala, ne bénéficiait pas de cette base de classe. Militaire de carrière, il se fit rapidement retourner comme une crêpe en acceptant de rentrer dans un pacte de corruption et de poursuivre les politiques d’inspiration néolibérale.
Si Lima vote aux deux tiers pour Fujimori, certaines régions excentrées, aux populations paysannes , indigènes, ou citadines paupérisées, ont voté jusqu’à 80 % pour Castillo. Le vote Castillo, en plus d’être anti-Fujimori, est une forme de soulèvement électoral de tous les exclus du néolibéralisme.
C’est dans cette dynamique là qu’on peut espérer que des luttes sociales,qu’elles soient ouvrières, indigènes ou paysannes, puissent contribuer à améliorer le rapport de forces en faveur des politiques anti-impérialistes et d’émancipation. Mais il faudra qu’elle soient particulièrement unifiées et puissantes pour faire céder le pouvoir et permettre au nouveau Président de se départir de sa posture de respect des institutions. Et pour pouvoir s’unifier, il sera nécessaire que Castillo ouvre les portes de son alliance à la jeune génération militante féministe, indigéniste qui fait un travail remarquable depuis une dizaine d’années dans les grandes villes du pays. Sans cette unité et cette alliance, nul doute que le pouvoir de la droite sera déterminant pour faire échouer les tentatives de réforme qu’il pourrait mettre en œuvre.
Sébastien Ville, 9 juin 2021