La crise sanitaire mondiale et les débats autour de la vaccination obligatoire soulèvent des questions fondamentales sur les rapports entre liberté et obligation. Sans trancher dans le détail, l’histoire de la construction de notre république « sociale » – ou du moins ce qu’il en reste – apporte des éléments importants de réflexion et des repères utiles à celles et ceux qui ne savent plus « à quel saint se vouer ».
Il suffit de réfléchir quelques secondes pour comprendre que des règles de comportement obligatoire pullulent dans notre société qui défend pourtant le principe de la liberté. Prenons le code de la route… quelqu’un qui prétendrait pouvoir rouler à droite ou à gauche, parce que ce serait « son choix », passerait à juste titre pour un fou dangereux. Ainsi, en Europe continentale, il roule à droite et quand il passe la Manche, il roule à gauche. Rouler à droite ou à gauche, peu importe, mais il importe pour la sécurité de tous que, sur un territoire donné, tout le monde respecte la même règle. Notons au passage que c’était moins important à l’époque de la marche à pied et des véhicules hippomobiles et que les règles obligatoires peuvent évoluer en fonction des circonstances.
La notion d’obligation est donc compatible avec une notion de liberté bien comprise, celle qui ne met pas en danger la vie d’autrui. Définir les limites entre ce qui est obligatoire et ce qui ne l’est pas ne peut être fixé une fois pour toute : c’est le débat démocratique, étayé sur des données scientifiques validées, qui permet de trancher. Avec le risque de se tromper car on n’est jamais sûr de l’avenir. La démocratie, fondée sur le débat permanent de tous les acteurs concernés, avec des instances reconnues comme légitimes pour trancher les débats en temps utile, est le meilleur outil à notre disposition pour tracer le chemin d’un avenir vivable.
Aujourd’hui, avec la montée de l’individualisme, chacun aspire à élargir ses espaces de liberté et certains ne comprennent pas qu’on veuille leur imposer de nouvelles contraintes. Le débat est légitime, mais je voudrais leur rappeler quelques débats anciens, en me limitant à l’exemple français.
Au cours des années 1880, les Républicains parvenus au pouvoir ont imposé « l’école publique, gratuite et obligatoire ». Ils ont eu à faire face à une levée de boucliers des conservateurs, notamment aux associations de « chefs de famille », qui prétendaient que les enfants appartenaient à leurs parents et pas à l’Etat. Du côté des classes populaires, notamment chez les paysans et les artisans, l’argument conservateur était entendu : dès leur plus jeune âge, les enfants aidaient les parents dans les travaux des ateliers ou des champs. Les priver de cette aide leur coûtait. Et ne disait-on pas : « tu en sauras toujours assez pour faire un paysan » ? Il n’empêche que l’obligation scolaire s’est peu à peu imposée et qu’elle a permis l’émancipation des fils de paysans au cours des générations futures. Retenons au passage que c’est le principe de la gratuité qui a permis de faire passer la notion d’obligation.
Un vigoureux débat sur la question de l’obligation a ressurgi au cours des années 1900 à propos de l’élaboration de la loi de 1910 sur les Retraites ouvrières et paysannes (ROP). Fallait-il rendre obligatoires les cotisations patronales et ouvrières afin d’assurer une retraite pour les vieux travailleurs salariés ? Les conservateurs y étaient bien entendu hostiles, mais les révolutionnaires aussi, pour des motifs opposés.
Les premiers défendaient un modèle fondé sur la sécurité de la famille traditionnelle : les parents élèvent leurs enfants, qui les aident dès qu’ils le peuvent, puis les enfants prennent en charge leurs parents âgés dans le cadre d’un groupe familial qui est à la fois une unité de vie économique et sociale. C’est le principe de la solidarité intergénérationnelle, un principe qu’on a retenu par la suite, non plus dans le cadre étroit et instable de chaque famille, mais dans le cadre de nos 42 régimes de retraite.
Les seconds y étaient hostiles pour des raisons tout à fait légitimes : les salaires ouvriers étaient trop bas pour y prélever des cotisations ouvrières et l’âge de la retraite était bien trop élevé – 65 ans au départ, abaissé à 60 ans en 1912, grâce à l’action des députés socialistes comme Jaurès – pour que la majorité des vieux travailleurs puissent en bénéficier. Arguments parfaitement légitimes… Il n’empêche que la loi imposant le principe des cotisations obligatoires a été votée. Même si elle a été mal appliquée avant la guerre, le principe même de l’obligation ne sera pas remis en cause dans l’entre-deux-guerres quand seront votées les lois sur les assurances sociales obligatoires en 1927-28 et la loi de 1932 généralisant les allocations familiales aux salariés. Le fondement même de notre sécurité sociale de l’après-guerre – la question de l’obligation de cotiser – remonte donc aux débats sur les ROP d’avant 1914.
Ces quelques exemples prouvent que notre « modèle social », fondé sur les deux piliers que sont l’école obligatoire et un système de protection sociale généralisé, repose sur un principe majeur : pour assurer les conditions de l’émancipation et de la protection de tous – du moins dans le principe – il importe de s’imposer des règles collectives qui peuvent paraître contraignantes, mais qui sont nécessaires pour assurer une sécurité collective, sans laquelle nos libertés individuelles ne sont que des leurres.
René Bourrigaud
Ancien maire de Treffieux, René Bourrigaud est adhérent à Ensemble. Des extraits de ce texte rédigé pour le courrier des lecteurs du quotidien Ouest-France ont été publiés dans l’édition du 26 août.