La monarchie britannique symbolise l’idée que les inégalités sont naturelles et que le peuple à un devoir de respect et même de déférence envers ceux et celles qui « règnent sur nous ».
Le couronnement de Charles III fait penser au scénario d’un mauvais film hollywoodien des années 1950. Il est difficile, en effet, de ne pas sourire au vu d’un homme un peu âgé (à 73 ans il attend son tour depuis l’accession de sa mère Elizabeth II en … 1952) portant entre autres un long manteau brodé en or (il doit changer de costume plusieurs fois pendant la cérémonie), accompagné de sa reine, Camilla, qui fut longtemps sa maîtresse.
On sourit un peu moins en apprenant que sa couronne dite « de Saint-Edouard » est conçue en or massif et sertie de 444 pierres précieuses. Misère, cependant, à côté de la couronne « impériale d’apparat » qui est décorée avec 2868 diamants, 273 perles, 17 saphirs, 11 émeraudes et 5 rubis.
Le couronnement d’Elizabeth II dura 8 heures ; celui de son fils « seulement » 2 heures. Conscient du déclin du christianisme (en particulier de la confession anglicane dont il est le chef suprême) et conformément à une vision positive de la diversité culturelle et ethnique de son royaume, Charles a invité des représentants d’autres religions à la cérémonie. Normal, d’ailleurs, dans un pays où le premier ministre est un hindou pratiquant et le chef du gouvernement écossais est un musulman, tout comme le maire de la capitale. L’huile d’onction, qui est fabriquée au Mont d’Olives à Jérusalem, ne contient plus d’huile d’origine animale.
Aucun effort n’est épargné pour présenter Charles comme un homme proche du peuple, qui a de l’humour, qui est « moderne » tout en symbolisant la continuité et la stabilité. Le ridicule ne tuant visiblement pas, les voyageurs des chemins de fer et du métro de Londres seront accueillis par une annonce enregistrée par le couple royal, avec la phrase cultissime avertissant les voyageurs de l’espace entre le quai et le train : « Mind the gap » ! Dans un sens, les salariés sont gagnants dans l’affaire, car le weekend du couronnement est prolongé de deux jours fériés. Occasion pour certains de participer aux fêtes des voisins dans des rues de banlieue égayées par des milliers de drapeaux et de portraits du couple royal. On dira que, une fois de plus, le pays profond a démontré sa fidélité à « sa » famille royale.
La réalité est plus complexe. Des sondages récents indiquent qu’une majorité des Britanniques jugent « positif » le rôle de la monarchie. Mais à 58% ce n’est pas une majorité écrasante et la proportion qui le juge « très positif » tombe à moins du tiers. Environ un quart sont favorables à l’instauration d’une présidence élective (38% chez les 18-24 ans).
Charles n’est pas, paraît-il, insensible aux changements de mentalités et de société qui ont eu lieu ces dernières années. Son intérêt pour l’agriculture biologique est bien connu. Sa décision de promouvoir Camilla au rang de reine, et non « reine consort » comme souhaitait sa mère, ne fait certes pas de lui un féministe, mais a une certaine valeur symbolique pour ceux et celles qui s’intéressent à la monarchie.
Il est possible que Charles exprime des excuses pour le rôle joué par la Grande-Bretagne, et directement par ses propres ancêtres, dans la traite des esclaves. Mais tout ne se passe pas comme prévu. La tournée du couple princier William et Kate dans les Caraïbes en 2022, avant la mort d’Elizabeth II, fut un véritable fiasco. Après la Barbade, la Jamaïque et Bélize sont tentées d’instaurer une République. La rupture des Windsor avec un autre fils de Charles, Harry, et sa femme Meghan (une personne de couleur) fut accompagnée d’accusations de racisme au sein même de la famille royale (son père Philip fut un raciste notoire). Décidemment, comme en 1936, une liaison d’amour avec une divorcée américaine ne porte pas chance aux Windsor !
Même le couronnement lui-même a été entaché d’une controverse. La décision de proposer (et non imposer) à ses sujets un serment d’allégeance à la personne du roi a été très critiquée – la faute, semble-t-il, de l’archevêque de Cantorbéry. On n’est quand même plus au Moyen-Age ! Le couronnement est essentiellement une opération de communication. Plus personne – les membres la famille royale sans doute compris – ne prend au sérieux les prétentions du monarque de détenir son ‘pouvoir’ de Dieu ni d’exercer un quelconque pouvoir politique. La ‘continuité’ et la ‘stabilité’ que garantirait l’institution de la monarchie est un mythe, tout comme l’idée qu’elle incarne la nation et les valeurs du peuple anglais béni. Le premier roi Tudor (Henri VII) a littéralement ramassé la couronne sur le champ de bataille après une longue guerre civile, au moins s’il faut croire le propagandiste William Shakespeare. Son fils Henri VIII fut un tyran sanguinaire. Sa petite-fille, Elizabeth 1er, a financé les premières expéditions coloniales et esclavagistes.
La rupture avec la monarchie féodale (d’origine normande, elle s’est mis tardivement à apprendre la langue du peuple) survint il y a presque quatre siècles. Renversée en 1649 lors d’une révolution bien anglaise, et restaurée en 1660 avec des prérogatives limitées, la monarchie fut de nouveau remise à sa place par le parlement en 1688 au moyen d’un coup militaire qui mit un prince hollandais sur le trône. En 1714, un Allemand, George 1er, devient roi d’un pays dont il ne parlait pas la langue, en vertu de sa religion protestante. Il avait surtout le soutien de la majorité parlementaire des Whigs (les Tories furent plus proches de la dynastie catholique des Stuarts). Il fut considéré à juste titre comme un roi étranger, et son couronnement fut accompagné d’émeutes dans une vingtaine de villes. C’est pendant son règne que le chef de la majorité au parlement, qu’on appelait plus tard le ‘premier ministre’, devint le véritable détenteur du pouvoir. Jusqu’aux premières années du 19ème siècle les apparitions publiques du monarque ou de sa reine provoquaient régulièrement des ‘troubles à l’ordre public’ et les caricatures du monarque dans la presse auraient été refusées par nos journaux satiriques les plus provocateurs.
Au 19ème siècle, Walter Bagehot, l’auteur d’un livre célèbre, La Constitution anglaise, disait que le rôle de la monarchie était devenu essentiellement « théâtral ». Elle « excite et préserve la révérence de la population ». Cela ne signifiait pas que le monarque ne pouvait jamais jouer de rôle politique ou diplomatique, au moins dans les coulisses. Aussi récemment qu’en 1936, la proximité d’Edouard VIII avec le régime nazi inquiétait suffisamment une fraction de la bourgeoisie qu’il fut poussé vers la sortie et remplacé par son frère (le grand-père de Charles), plus malléable. Même en 1963, quand le leader du parti conservateur fut encore choisi par quelques caciques non-élus du parti, il n’est pas sûr que les « consultations » avec la reine et ses conseillers aient été une simple formalité. Malheureusement pour eux leur choix d’un aristocrate écossais surannée, le comte de Home, ne fut pas heureux, et le parti a enfin décidé de laisser les militants désigner leur leader, enlevant ainsi tout ‘pouvoir’ résiduel à la reine.
Le rôle du monarque en tant que chef de l’Etat et du Commonwealth (cette « famille de nations » composée d’anciennes colonies et dominions) et la fonction de représentation auprès d’autres pays ‘amis’ ou des clients potentiels pour l’industrie d’armement, renforcent-ils la position de la Grande-Bretagne dans le monde ? En réalité, le déclin du capitalisme britannique continue inexorablement. Il ne faut cependant pas sous-estimer le caractère militaire de l’institution. Charles III lui-même possède des titres comme ‘maréchal’ ou ‘amiral’ dans les armées de terre et de l’air et dans la Marine Royale du Royaume-Uni (mais aussi de la Nouvelle-Zélande). En mettant l’uniforme et passant en revue les troupes il contribue à l’effort de « défense » d’une puissance nucléaire, membre de l’OTAN et allié inconditionnel des Etats-Unis. Plusieurs membres de la famille ont combattu sur le champ de bataille, contre l’Argentine aux Malouines ou aux côtés de l’armée américaine en Irak et en Afghanistan. L’image d’un roi ou d’un prince en tenue de combat est un puissant facteur de ralliement d’une partie de la population à une forme de nationalisme qui n’a rien d’anodin.
La monarchie britannique a surtout une fonction idéologique. Elle symbolise l’idée que les inégalités sont naturelles et que le peuple à un devoir de respect et même de déférence envers ceux et celles qui, selon l’hymne God Save the King, « règnent sur nous ». Les Windsor sont les heureux propriétaires d’au moins 18 châteaux, domaines et ‘cottages’ contenant un minimum de 2000 pièces. Le plus célèbre entre eux, le Palais de Buckingham, compte 775 pièces, mais il est évidemment très couteux – surtout pour les contribuables, qui en 2017 ont dû financer des travaux à hauteur de 369 millions de livres. Le château de Windsor, avec ses 1000 pièces, est le plus grand au monde à être un lieu de résidence.
Le patrimoine de la famille royale, qui reçoit en plus une somme annuelle du gouvernement britannique (protégée contre l’inflation), est difficile d’évaluer, mais s’élève sans doute à plusieurs dizaines de millions de livres. Une grande partie provient de deux portefeuilles composés de domaines et de propriétés d’une valeur inestimable en loyers et bénéfices, ainsi que de produits financiers. Le plus important est le Duché de Cornouaille. Pendant sa longue période d’ « apprentissage » Charles, Prince de Galles et Duc de Cornouaille, a su moderniser et rentabiliser cette « petite entreprise », qui cependant ne paie pas la taxe sur les entreprises. Plusieurs marques ont été créées. Le deuxième est le Duché de Lancaster, qui revient directement au monarque. Les membres les plus actifs de la famille royale sont donc des entrepreneurs et managers avisés. Il n’est pas un hasard que le surnom de la famille que ses membres ont eux-mêmes adopté est « la Firme ». Bien entendu, d’autres membre de la famille se consacrent uniquement aux fonctions cérémoniales et de représentation, à la chasse ou à l’équitation, parfois aux œuvres de charité ou bien, comme Andrew, le frère de Charles et ami du riche pédophile Jeffrey Epstein, aux ‘simples’ plaisirs de la vie.
Pourtant, jusqu’à présent cela marche. Les électeurs et plus particulièrement les électrices du parti conservateur sont traditionnellement considérées comme les plus monarchistes, avec les Unionistes en Ecosse et en Irlande du Nord. Il faut ajouter les fidèles, de moins en moins nombreux-ses il est vrai, de l’Eglise anglicane, qui fit longtemps caricaturée comme la section religieuse des Tories. Mais les électeurs « déférentiels » on en trouve partout, chez les ouvriers et même chez les anciens sujets de l’empire colonial et leurs descendants.
Le parti travailliste, quant à lui, a toujours eu une attitude de déférence (que Léon Trotski a moqué dans son livre, Où va l’Angleterre ?). Pour la gauche radicale, faire un cheval de bataille de la question de la monarchie en dehors des périodes comme le couronnement serait une erreur. Ce qui compte, plutôt que le ‘théâtre’ qui entoure la monarchie, ce sont les conditions sociales et les luttes qu’elles produisent. L’ennemi au quotidien, c’est le patronat et le gouvernement. Actuellement, la priorité est de soutenir les grèves pour les salaires, défendre les services publics, combattre l’extrême-droite et les politiques racistes du gouvernement de Rishi Sunak. Deux jours avant le couronnement, des élections locales ont fragilisé encore un peu le gouvernement. A vrai dire, même si le couronnement est un énorme succès populaire, il n’effacera pas le principal souci de la population, qui est le coût de la vie et le faible niveau des salaires.
D’un point de vue théorique, la forme de l’Etat bourgeois a moins d’importance que le fond. La Suède est une monarchie, comme les Pays-Bas ou l’Espagne. L’Italie, l’Allemagne et le Portugal sont des républiques. Les conditions dans lesquelles les travailleurs de ces pays doivent lutter sont cependant quasi-identiques. En France, les institutions républicaines ne garantissent pas les libertés publiques plus qu’en Grande-Bretagne. Sous Macron c’est même le contraire qui est vrai. La France a Gérald Darmanin, la Grande-Bretagne Suella Braverman. L’idéologie républicaniste joue le même rôle de « ciment de la nation » que le monarchisme britannique, et le cérémonial républicain a la même théâtralité que celui de la monarchie britannique. Ce n’est donc pas parce que la France est une République que les travailleurs ont moins de raisons de lutter ou que les migrant-es moins de raisons de craindre la police ou les fascistes.
Un de mes amis à la fac en Angleterre, un Américain férocement opposé à son propre gouvernement (il avait quelques raisons personnelles), plaisantait qu’en Angleterre, la première tâche à accomplir après la révolution serait de nommer le gouvernement soviétique … de Sa Majesté ! Ce fut une boutade, mais elle contenait une idée juste – que les travailleurs britanniques en luttant pour la révolution se trouveraient surtout en face de la bourgeoisie et de ses représentants au sein de l’Etat. Dans ce contexte il est peu probable que la monarchie joue un rôle majeur. Mais si on pouvait s’en débarrasser avant ce serait quand même mieux !
Colin Falconer