Cet entretien de Christophe Batardy, historien et militant d’Ensemble!, a été publié initialement dans la République du Centre.
Sur quelles bases est né le Programme commun de gouvernement en 1972?
On l’a oublié, cinquante ans après, mais on est à l’époque dans une logique parlementaire de prise du pouvoir. Les élections législatives sont au coeur du système. À gauche, les uns et les autres n’excluent pas d’arriver au pouvoir via l’élection présidentielle mais ce n’est pas aussi central qu’aujourd’hui.
Et pour remporter les élections législatives, le parti communiste a compris qu’il lui fallait trouver des alliances. À cause du changement de constitution en 1958 et du nouveau mode de scrutin, uninominal à deux tours. Lors des premières élections législatives, les communistes baissent très peu en pourcentage mais perdent beaucoup de sièges. Très vite, cela nécessite pour eux, dans une logique électorale, de sortir de l’isolement.
Dès 1962, Maurice Thorez (secrétaire général du PCF) est favorable à une union des socialistes et des communistes autour d’un Programme commun.
Le Programme commun, c’est donc l’aboutissement de dix ans de discussions?
Oui, le temps que la SFIO, puis le parti socialiste, se structure au congrès d’Epinay, en 1971. Pendant cette décennie, il y aura différents moments de rencontres où ce qu’on appelle les forces progressistes actent leurs divergences autant que leurs convergences programmatiques. C’est habituel à cette époque-là. C’est important de le dire, surtout si on compare avec la période actuelle.
En 1971, Mitterrand prend le pouvoir au sein du PS. Il a un discours très anticapitaliste et il accepte le principe d’un accord avec les communistes.
Mitterrand précise que ce Programme commun ne se fera qu’après l’adoption par le PS de son propre programme. C’est “Changer la vie”. Il sera adopté en janvier 1972. Parallèlement, le PCF adopte un programme, “Changer de cap”.
Après va s’ouvrir le “moment Programme commun”, qui va durer jusqu’en 1977, date de la rupture. Voire jusqu’en 1981. C’est un moment où la gauche a l’hégémonie culturelle, l’hégémonie programmatique. Cela ne veut pas dire qu’elle gagne toutes les élections, mais la dynamique née de la signature de ce programme sera très forte, notamment lors des municipales de 1977.
Quels sont les points de convergence naturels? Et, au contraire, qu’est-ce qu’on préfère laisser de côté pour ne pas se fâcher?
Bizarrement, on ne laisse rien sous le tapis. Une seule divergence est notée – c’est ce qui est étonnant quand on étudie cette période, pouvoir, dans un programme, acter des divergences – elle porte sur l’autogestion : le PS y est favorable dans les entreprises publiques; en revanche, ça n’intéresse pas le PC, qui est dans une logique de planification.
Quand on étudie les deux programmes et ce qu’il en reste dans le Programme commun, on peut voir qui fait deux pas en avant quand l’autre n’en fait qu’un.
S’il y avait à résumer, pour toutes les mesures sociales, c’est le PC qui avance ses pions. Si on prend les institutions, c’est plutôt le PS.
Le PC, qui parlait d’une assemblée constitutante – cela fait écho à ce que demande aujourd’hui Jean-Luc Mélenchon – abandonne finalement. Dans le Programme commun, on propose la proportionnelle aux législatives mais il n’y a pas de remise en cause de l’élection présidentielle, ni des institutions de la Ve République.
L’Histoire a retenu que le grand gagnant de ce Programme commun était surtout François Mitterrand.
Ça participe du mythe. En 1981, Mitterrand remonte la rue Soufflot, une rose à la main, vers le Panthéon : une marche vers le pouvoir inéluctable, qui couronnerait un esprit machiavélique. Mais ce n’est pas une évidence, et Mitterrand n’est pas sûr de son coup en 1972.
Le PC, à l’époque, c’est une force militante trois fois plus importante que celle du PS. Le parti socialiste est d’ailleurs réticent aux actions communes – meetings, tracts – et ne veut pas faire croire que les électorats sont les mêmes. “On a un électorat plus à droite”, dit Mitterrand. Le paradoxe de l’histoire, c’est que le PS va réussir à faire croire qu’électorat communiste et socialiste, c’est la même chose, ce qui va le mener à la victoire en 1981.
Il y a aussi des mythes programmatiques.
L’abolition de la peine de mort, qui se souvient que c’était porté par l’union de la gauche ?
Tout le monde se souvient de Mitterrand-Badinter en 1981. Ce n’est pas François Mitterrand qui voulait l’abolition de la peine de mort. C’est la gauche, communistes y compris.
Comment le Programme commun a-t-il survécu à la défaite de Mitterrand en 1974?
C’est une défaite parce qu’il y a un candidat commun dès le premier tour, c’est vrai. Mais c’est une défaite à seulement 400.000 voix. La gauche reste unie dans la perspective des autres échéances que sont les municipales de 1977 et puis, en ligne de mire, il y a la possibilité de prendre le pouvoir lors des législatives de 1978. Et avec un Mitterand à plus de 49 % au second tour, d’aucuns considèrent que la victoire est acquise. Finalement, elle ne gagnera qu’en 1981.
Qu’est-ce qui explique alors la rupture de 1977?
La thèse que je défends, c’est qu’il n’y avait pas de volonté de rupture. L’historiographie retient qu’avec le score de Mitterrand en 1974, et les résultats de de législatives partielles qui montrent un recul du PC au profit du PS, le PC prend peur. Mais il n’y a pas rupture en 1974, socialistes et communistes vont ensemble aux municipales de 1977. C’est un succès pour la gauche qui remporte un nombre de mairies qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui : Grasse, La Ciotat, Le Mans, Reims, Epernay, Bourges deviennent communistes.
S’ouvre alors une période d’actualisation du Programme commun, en avril 1977. Le Monde titre sur “la main de Moscou” : l’URSS n’aurait pas voulu d’un accord avec Mitterrand considéré plus atlantiste que Giscard. Je pense qu’en réalité ni le PC, ni le PS n’ont envie de cette rupture. Les communistes vont porter le chapeau et l’assumer.
Lors du comité central du PCF, datant du 9 septembre 1977, Charles Fitterman, le n°2 du parti, présente pourtant le mandat qui va être celui de la délégation. Et ce mandat est clair : le parti veut obtenir un programme actualisé mais en faisant acter des divergences notamment sur la défense nationale et sur les nationalisations.
Ce qui va sans doute influer sur ce mandat, c’est la médiatisation des négociations qui ont lieu quelques jours plus tard.
Les discussions s’interrompent pour un direct sur TF1 ou Antenne 2. On voit Mitterrand ou Marchais à l’antenne et ce qu’ils affirment devant les téléspectacteurs, il est compliqué ensuite de s’en dédire en réunion. La dramatisation induite par l’apparition de la télé – PPDA, qui est à l’époque journaliste à Antenne 2, le dit plusieurs fois : “On vit un moment historique, en direct” – crée une posture médiatique qui peut être un facteur explicatif de la rupture.
Que reste-t-il du Programme commun dans la victoire de François Mitterrand en 1981?
Tout le Programme commun est dans les 110 propositions de François Mitterrand, dont les nationalisations. Et la plupart seront appliquées. Même si le PC n’a fait que 15 %, on est toujours dans ce “moment” Programme commun.
Cinquante ans après la signature de ce programme, le contraste est saisissant, avec une gauche totalement éparpillée. Comment expliquer qu’elle n’est plus capable de discuter et de se rassembler autour d’une vision commune pour “changer la vie”?
La raison tient d’abord à la présidentialisation de la vie politique. L’inversion du calendrier entre élections législatives et présidentielle en 2002 est un fait important. Dans le Programme commun, il était déjà prévu de passer au quinquennat mais il était bien précisé que les deux calendriers ne seraient pas concomitants. Aujourd’hui, on se retrouve à voter pour les législatives juste après la présidentielle, comme si ce n’était qu’une chambre d’enregistrement.
Les partis sont devenus des écuries présidentielles.
Au-delà de l’hyper présidentialisation qui pousse les partis à avoir chacun leur candidat pour être visibles, le financement des partis politiques, avec l’obligation d’être présent dans 50 circonscriptions pour bénéficier d’un financement public, ne favorise pas l’union. Il faut exister aux législatives.
Le constat que l’on peut faire, c’est que, d’un point de vue démocratique, ça ne marche pas. On peut nous dire que l’affrontement droite-gauche n’est pas pertinent en termes d’analyse de la société mais du temps où cet affrontement démocratique existait, il y avait une croyance en l’élection. Aujourd’hui, on a des taux de participation ridicules.
La Primaire populaire, c’est une manière de ressusciter cette volonté d’un socle commun à gauche?
Oui, il y a une volonté de socle commun. Mais cette primaire n’est que la traduction de l’inexistence des partis : elle ne devrait pas exister, en fait. Il y a des divergences qui peuvent être fortes sur le nucléaire, sur les relations internationales par exemple. Mais sur les retraites, par exemple, certains disent 60 ans, d’autres 62 : ils pourraient se mettre d’accord sur 61 (sourire). Je ne dis pas que 60 ans n’est pas un marqueur important – je ne vous donne pas mon avis sur le sujet – mais cela ne semble pas impossible de dialoguer sur ces bases.
Si ce qui est en commun à la gauche, c’est réduire les inégalités et faire face à la crise climatique, les divergences ne semblent pas insurmontables.
Christophe Batardy est docteur en histoire et chercheur associé au laboratoire Arènes. Il a publié “Le Programme commun de la gauche (1972-1977), c’était le temps des programmes”, aux Presses universitaires de Bordeaux, 450 pages, 29 euros.
Propos recueillis par Alexandre Charrier