Tout d’abord, il faut clarifier le sens du mot «réforme». Longtemps, il a signifié la perspective d’une amélioration globale du sort du plus grand nombre. Etre opposé aux réformes signifiait alors être un conservateur partisan de l’ordre établi. L’une des forces du néolibéralisme a été de récupérer ce mot pour en faire le moteur idéologique d’une suite de régressions sociales majeures, celles et ceux qui y étaient opposés étant taxés d’être eux-mêmes des conservateurs. Le projet néolibéral avait été résumé en 2007 par Denis Kessler dans la revue Challenges : «La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance !»
Même si Denis Kessler exagérait la portée du programme du CNR et ses réalisations concrètes, l’intention y est clairement exprimée : il s’agit d’une offensive méthodique, générale visant à essayer de déconstruire la place qu’avaient réussi à occuper les dominés dans la société. Place fragile, issue de rapports de force, mais néanmoins importante, que l’on pense aux services publics ou à la sécurité sociale échappant à la stricte logique marchande. Des germes émancipateurs ont réussi à voir le jour alors même que le capital n’a jamais cessé d’être dominant dans la société.
C’est dans ce cadre qu’il faut regarder les différentes «réformes» des retraites, la huitième depuis 1993, avec comme seul argument, un argument financier, chaque réforme étant censée résoudre ce problème. Il serait vain ici de reprendre la démonstration de son inconsistance largement développée par de nombreux travaux, pour mémoire ceux précurseurs de la Fondation Copernic et d’Attac. Trois remarques permettent de conclure ce sujet.
La première renvoie aux évolutions démographiques : en 2007, l’Insee a été obligé de revoir ses projections démographiques catastrophiques qui avaient servi à justifier à la réforme Balladur de 1993, celle de l’Arrco-Agirc de 1996 et celle de Fillon de 2003. Les deux autres concernent la situation actuelle. Les rapports du Conseil d’orientation des retraites (COR) sont pris comme une vérité scientifique absolue. Ainsi, on voit un débat se focaliser sur un éventuel déficit des régimes de retraites, insignifiant au demeurant (entre 0,4 % et 0,7 % de PIB), alors même que ces projections sont soumises à de nombreuses hypothèses très incertaines : pour mémoire le rapport 2013 du COR projetait un déficit de 22 milliards d’euros pour l’année 2022 alors même qu’un excédent de trois milliards a été finalement constaté.
Pour réduire le déficit public : faire porter l’effort sur les salariés
Mais c’est le président du COR lui-même qui, interrogé par la Commission des finances de l’Assemblée nationale est bien obligé de reconnaître que : «Les dépenses de retraites sont globalement stabilisées et même à très long terme, elles diminuent dans trois hypothèses sur quatre. Dans l’hypothèse la plus défavorable [qui est celle retenue par le gouvernement], elles augmentent sans augmenter de manière très très importante […]. Donc les dépenses de retraites ne dérapent pas, elles sont relativement maîtrisées.»
Mais il ne s’en arrête pas là et donne une première explication de l’attitude du gouvernement : «Les dépenses de retraites ne dérapent pas mais elles ne sont pas compatibles avec les objectifs de politique économique et de finances publiques du gouvernement.» Il s’agit donc de faire des économies pour réduire le déficit public en faisant porter cet effort sur les salarié·e·s et en évitant toute hausse d’impôt ou de cotisations sociales sur les plus riches et sur les employeurs.
Cette explication, pour réelle qu’elle soit, ne touche qu’une partie de la réalité. Certes, la réforme des retraites va permettre de faire des économies. Mais celles-ci sont dérisoires et, de toute façon, ne réduiront pas significativement la dette publique. Pourquoi alors Emmanuel Macron a pris le risque d’un affrontement social majeur qui recrée une unité syndicale et qui met dans l’opposition des organisations, la CFDT en particulier, dont a priori on pouvait penser qu’elles seraient sensibles à son langage réformateur ? La réponse tient, semble-t-il, à deux aspects. Le premier renvoie à la posture d’Emmanuel Macron. Comme ses prédécesseurs, il veut en faire «la mère des batailles», affirmer crânement une volonté «réformatrice» qui lui permette de laisser une trace durable et imposer ainsi sa marque. Si de plus il peut tenir bon devant un mouvement social d’ampleur, il pourra alors se targuer d’avoir battu le mouvement syndical et la gauche. La réforme des retraites a ainsi une fonction politico-idéologique qui dépasse de loin son objectif économique.
Travailler pour la plus grande profitabilité du capital
Mais il y a plus. La grande avancée civilisationnelle a été de faire de la retraite non pas l’antichambre de la mort, mais une phase de la vie où, encore en relative bonne santé, nous pouvons nous adonner à des activités sociales libres. La retraite n’en est donc pas une, c’est une période où le travail contraint peut céder la place à des occupations choisies. La retraite par répartition a permis que cette période de la vie soit financée par des cotisations sociales, c’est-à-dire in fine par le capital, et c’est cela qui est intolérable aux dominants : payer des gens à ne rien faire (sous-entendu alors qu’ils pourraient travailler pour la plus grande profitabilité du capital), voilà ce qui ne peut être accepté, et c’est ce que toutes les réformes néolibérales remettent en cause en voulant nous faire travailler toujours plus.
Les enjeux de la bataille actuelle dépassent donc largement la discussion comptable, par ailleurs dramatisée, sur l’équilibre des régimes de retraites. Il s’agit d’abord d’un moment qui va largement déterminer les rapports de force futurs. Une victoire d’Emmanuel Macron signifierait un nouveau recul important de la capacité des forces progressistes à bloquer les régressions sociales avec comme conséquence politique un renforcement de l’extrême droite qui attend en embuscade. Elle signifierait aussi une remise en cause profonde du sens même de ce moment de la vie.
Pierre Khalfa, Economiste, membre de la Fondation Copernic
(parution initiale sur le quotidien Libération)