La croissance des zoonoses n’est pas une surprise pour les biologistes et les épidémiologistes. Depuis quelques années, l’OMS craint que la plus grande menace pour la santé humaine provienne d’une « maladie X », inconnue, probablement une zoonose. Ce pronostic ne tombe pas du ciel mais du constat que la destruction de la nature favorise la transmission à Homo sapiens de pathogènes présents chez d’autres animaux.
Pandémie et crise écologique
Concrètement, cinq facteurs de destruction écologique entrent en ligne de compte.
Premier facteur : la disparition ou la fragmentation des habitats naturels. Les forêts sont rasées, les zones humides sont asséchées ; des infrastructures sont construites et des mines sont ouvertes en pleine nature : tout cela réduit la distance entre les humains et les autres animaux, ce qui augmente les risques de « sauts d’espèce ».
Deuxième facteur : l’effondrement de la biodiversité. Quand des espèces s’éteignent, celles qui survivent et prospèrent – les rats et les chauve-souris, notamment – sont plus susceptibles d’héberger des agents pathogènes transmissibles à l’humain.
Troisième facteur : « l’industrie de la viande ». Outre qu’elles sont éthiquement et écologiquement condamnables, les gigantesques concentrations industrielles d’animaux identiques, parqués et engraissés pour être tués au plus vite, constituent un milieu propice à la propagation d’infections et à la transmission à notre espèce.
Quatrième facteur : le changement climatique. Il n’y a pas de preuves directes qu’il favorise les zoonoses mais il pourrait le faire, car des animaux migrent vers les pôles et entrent en contact avec d’autres qu’ils ne rencontreraient normalement pas. Des agents pathogènes peuvent ainsi trouver des hôtes nouveaux.
Ces quatre facteurs de risque épidémique accru sont dus principalement à la soif de profit des multinationales – en particulier minières, énergétiques, de l’agrobusiness et du bois.
Le cinquième facteur est un peu différent. Les activités qu’il regroupe – trafic des espèces, de la « viande de brousse », orpaillage – sont pilotées par le profit mais relèvent de l’économie informelle, voire du crime organisé. Leur impact sanitaire est important : le commerce des espèces (sur le marché de Wuhan) est probablement à la base de la pandémie actuelle.
Dans le cas du SARS-CoV2, un sixième facteur semble être la pollution atmosphérique aux particules fines. On sait qu’elle accroît le risque de maladies respiratoires et d’affections cardio-vasculaires causant des millions de décès chaque année. Il n’est donc pas surprenant qu’elle puisse accroître également les dangers de la COVID-19.(2)
Un avenir très sombre
Ces six facteurs éclairent une réalité qu’on évoque trop peu : la pandémie n’est pas un coup du sort mais une facette de la crise écologique. La Plateforme intergouvernementale pour la biodiversité (IPBES) est catégorique : d’autres pandémies viendront. Le risque épidémique s’ajoute donc aux quatre risques majeurs que sont le changement climatique, la chute de la biodiversité, l’eutrophisation des eaux et la perte des sols.
Séparément, chacun de ces risques est redoutable. Ensemble, et combinés aux inégalités sociales, ils entraînent l’humanité vers un avenir très sombre, dont la pandémie donne l’avant-goût. Si rien ne change, les plus pauvres, les femmes, les enfants, les personnes âgées seront menacées en masse – surtout s’ils et elles sont migrant.e.s ou appartiennent à des communautés racisées.
Comment en sommes-nous arrivé.e.s là ? Pour certain.e.s, la pandémie et la crise écologique en général montreraient que notre espèce a dépassé la « capacité de charge » de la Terre. Seul.e.s les plus fort.e.s pourraient survivre, les autres seraient condamné.e.s à disparaître, conformément à la loi de la sélection naturelle exposée par Darwin…
Il y a quelques mois, un politicien étasunien appelait les personnes âgées, plus sensibles à la COVID, à se sacrifier pour sauver « l’économie » et « la liberté ». En dénigrant les mesures de précaution, en plaidant pour qu’on laisse « la petite grippe » circuler, l’Américain Trump, le Brésilien Bolsonaro et d’autres vont dans le même sens : c’est ce qu’on appelle le « darwinisme social ». Il doit être combattu vigoureusement.
Que ce soit face à la COVID ou face à la menace climatique, les partisans du « darwinisme social » se présentent comme des défenseurs de la liberté de vivre, de jouir, de consommer et de faire des affaires sans limites ni entraves. Souvent, ils dénoncent les complots de certains capitalistes, mais ce n’est que de la démagogie : jamais ils ne dénoncent le capitalisme.
Au contraire : ce que ces gens défendent en réalité, c’est la liberté d’être riches ou de le devenir aux dépens des autres et de la planète. Sous le masque de la « liberté » et des « lois de la nature », se cache ainsi le vieux projet fasciste : dominer, exploiter, éliminer. Il faut arracher le masque, sans quoi le monde risque de replonger dans la barbarie.
Que dire, que faire ?
D’abord, il est complètement faux de prétendre que la théorie darwinienne justifierait l’élimination des humains les plus faibles ! C’est le contraire : Darwin écrit noir sur blanc que les lois de l’évolution ont sélectionné chez l’humain des comportements d’empathie qui vont à l’encontre de la lutte de tou.te.s contre tou.te.s. La sélection naturelle a favorisé son contraire : la solidarité. (3)
Ensuite, il faut souligner que nous ne sommes pas des animaux comme les autres. Nous produisons collectivement notre existence sociale par le truchement du travail, qui est une activité consciente. Du coup, la population humaine ne dépend pas seulement de la productivité naturelle mais aussi du mode social d’utilisation de celle-ci. Cela ne signifie évidemment pas qu’un développement illimité serait possible. Cela signifie que notre « capacité de charge » n’est pas fonction uniquement du nombre maximum de personnes qu’un mode de production peut nourrir ; elle est fonction aussi du nombre minimum de personnes nécessaires à un certain mode.
Lois du marché et prédations
Prenons un exemple concret. La pêche industrielle et la pêche artisanale prélèvent chaque année trente millions de tonnes de poissons pour l’alimentation humaine. La première reçoit pour cela 25 à 27 milliards de dollars de subsides, emploie 500.000 personnes, consomme 37 millions de tonnes de fuel, rejette à la mer 8 à 20 millions de tonnes d’animaux morts, et transforme 35 autres millions de tonnes en huile ou en aliment pour animaux. La seconde ne reçoit que 5 à 7 milliards de subsides, emploie douze millions de gens, consomme 5 millions de tonnes de fuel, rejette une quantité de prises négligeable, et ne produit quasiment ni huile ni aliment pour animaux. L’efficience des deux systèmes ? Une à deux tonnes de poisson par tonne de fuel pour la pêche industrielle, quatre à huit tonnes pour la petite pêche ! (4)
La comparaison est sans appel : la petite pêche est bonne à la fois pour l’emploi, pour la biodiversité, pour le climat, pour la santé et pour les finances publiques. Pourquoi alors la grande pêche écrase-t-elle la petite pêche ? Parce que les lois du marché avantagent les capitalistes qui investissent dans ce secteur.
On peut comparer semblablement l’agrobusiness à l’agroécologie, l’industrie de la viande à l’élevage en prairie, l’industrie du bois à l’écoforesterie, l’extractivisme minier à l’utilisation sobre et rationnelle des ressources minérales… La conclusion est chaque fois la même : chacune de ces activités pourrait avoir une autre forme. Une forme favorable à la biodiversité, au climat, à l’emploi, à la santé, aux finances publiques. Pourquoi ces formes ne s’imposent-elles pas ? Parce que les lois du marché privilégient les capitalistes qui investissent dans les formes nuisibles.
Le rapport de tout cela à la pandémie et à la crise écologique en général ? C’est très simple : la pêche, la sylviculture, l’agriculture, les mines et l’élevage sont des activités charnières, déployées sur la frontière entre humanité et nature. Les zoonoses émergent précisément sur cette frontière.
Une utopie nécessaire et urgente
Au-delà d’une vaccination nécessaire, mais qui ne résout pas le problème de fond, profitons de la crise que nous traversons pour réfléchir aux solutions structurelles. Ce que la pandémie nous apprend, c’est que les lois du marché enfoncent l’humanité dans une relation de plus en plus prédatrice avec la nature, que cette relation nous revient dans la figure comme un boomerang et qu’elle doit être abolie au plus vite. Ce que la pandémie nous apprend encore, ce n’est pas que nous sommes trop nombreux dans l’absolu, mais que nous sommes trop nombreux relativement à la forme d’organisation sociale qui nous domine depuis deux siècles : le capitalisme.
Une autre forme est possible : un écosocialisme basé sur la satisfaction des besoins humains réels, démocratiquement déterminés dans le respect prudent des limites écosystémiques. Dans un tel système, le travail resterait la médiation incontournable entre Homo sapiens et le reste de la nature. Mais il en faudrait moins (car on supprimera les productions inutiles et nuisibles), il en aurait pour tou.te.s et il serait axé en priorité sur le soin (aux personnes et aux écosystèmes). En d’autres termes, le travail deviendrait une activité sociale, écologique et donc éthique. Une activité digne d’une humanité vraiment libre parce que consciente des limites, débarrassée de l’assuétude productiviste/consumériste.
Utopique ? Oui, mais ce sont les utopies qui font bouger le monde ! Celle-ci n’est pas seulement urgente et nécessaire, elle est aussi désirable.
Daniel Tanuro. Publié sur le site de la Gauche anticapitaliste de Belgique.