Notre camarade Gilles L. était observateur dans le Kurdistant lors du 1er tour. Il revient ci-dessous sur les leçons de ce scrutin.
…Ou du moins essayer de comprendre. Les sondages donnaient Erdoğan perdant, certes de très peu… Nos amis du HDP, nous avons pu le constater sur place lors des élections, y croyaient : leur déception fut à la mesure de leur espérance.
Erdoğan (candidat de l’Alliance du peuple) : 49,5%, Kiliçdaroğlu (candidat de l’Alliance de la Nation) : 44,9, pour les présidentielles. Aux législatives, l’AKP du président remporte 267 sièges (sur 600), le CHP (parti du candidat Kiliçdaroğlu)146 et le Yeşil Sol Parti (créé spécialement pour ces élections par le HDP menacé d’interdiction) 61 (en léger recul par rapport à 2018, probablement dû au fait que le TPI (Parti des Travailleurs Turcs, socialiste 5,94%), membre de L’Alliance du Travail et des Libertés, ait refusé des listes uniques avec le YSL Parti. La coalition de Erdoğan reste donc majoritaire. (1)
Certes, le fait que le Sultan soit mis en ballotage pour la première fois depuis 20 ans est déjà une victoire. Mais enfin, comment expliquer ce revers ? On a souvent mis la fraude éhontée pratiquée par le régime comme la cause première. Elle fut évidemment massive : urnes non scellées dans maints bureaux, centaines de soldats votants alors que non inscrits sur les listes électorales, sacs de bulletins de vote transmis aux centres de dépouillement non fermés, scores de l’opposition attribués au pouvoir, bulletins de vote aux législatives longs de plus de 1,50 m(!!) (car comprenant noms et photos des candidat.es sous lesquelles apposer un coup de tampon) entrant très mal dans des enveloppes restant donc ouvertes… La liste est sans fin. Mais la fraude n’explique pas tout.
Rappelons d’abord la très inégale disposition des moyens de propagande électorale. Alors que l’alliance autour de l’AKP disposait à volonté de la quasi-totalité des journaux et des chaînes de télévision, l’opposition n’a pu y disposer que d’un accès ridicule : c’est ainsi que sur la chaine publique TRT Haber, du 1er avril au 1er mai, l’opposition a eu droit à 42 minutes de temps de parole, contre 59 heures pour Erdoğan et ses partisans !
La mission d’observation de l’OSCE (Organisation pour la Sécurité et la Coopération en Europe) a noté dans son rapport comment les chaines de télé privées et publiques ont très largement favorisé Erdoğan. Ajoutons à cela les magouilles (un exemple : le maire d’Istanbul Ekrem Imamoğlu qui aurait dû être le candidat de l’opposition unie a été privé de ses droits civiques peu de temps avant l’ouverture de la campagne !). Sans oublier les innombrables pressions, intimidations sur les éventuel.le.s candidat.es, la criminalisation de l’opposition (assimilée à du terrorisme).
Et, le jour des élections, une présence militaire et policière avec, (comme nous avons pu le constater dans chaque cour d’école où se tenaient les bureaux de vote) armes en bandoulière et présence des blindés dans la rue. Depuis 2016 et le coup d’Etat (?) dont a profité Erdoğan, 160 000 policiers proches du MHP d’extrême droite (et allié de l’AKP) ont été recrutés et envoyés à l’est (au Kurdistan) pour « encadrer » les votes (quoi d’étonnant à ce que nous ayons été parfois refoulés des bureaux de vote que nous étions venus « observer » avec pour certain.es menace d’arrestation …).
La carte des résultats montre que l’opposition l’emporte à l’Est du pays (Kurdistan, où dans certains villages le parti pro-kurde a obtenu 100% des voix même quand le maire est en prison !), dans les grandes villes (Istanbul, Ankara) et dans les villes du littoral touristique de la côte (où la politique économique du gouvernement inquiète particulièrement – à noter à ce propos que « les marchés » ont réagi à l’avance de l’AKP et ses alliés par… une baisse de 3% de l’indice Borsa Istanbul !).
Mais Erdogan l’emporte partout ailleurs, dans les campagnes de la « Turquie profonde ». La composition pour le moins hétéroclite de l’Alliance de l’opposition derrière Kiliçdaroğlu (2) même si l’on comprend que le but premier était de « virer » le sultan, n’a évidemment pas contribué à la clarification du débat. Il faut cependant voir plus loin. Non seulement l’Alliance Populaire (autour de l’AKP) l’emporte dans les campagnes du centre, mais elle fait parmi ses meilleurs scores dans les régions et les villes frappées il y a peu par le séisme (Maraş : 71% pour Erdoğan, 69 % à Malataya, 59 % à Gaziantep ; seuls les bastions kurdes inversent le score : 71 % pour Kilicdaroglu à Diyarbakir par exemple). Dans ces régions l’AKP sort affaiblie du scrutin et Erdoğan obtient moins qu’en 2018. Mais l’AKP demeure une organisation efficace et implantée, notamment en Anatolie. Elle a ainsi pu, dans ces régions où plus de 40 % des ménages n’ont pas de revenus stables, mettre en place un système favorisant le clientélisme selon le principe « des aides financières contre vos voix » Beaucoup de Turcs de ces régions se sont sentis moins aidés que les réfugiés syriens suite à la catastrophe et le sentiment xénophobe (par ailleurs utilisé ad nauseam par Erdoğan) a joué à plein, alors que le vote des Syriens admis au droit de vote s’est évidemment porté sur l’AKP du « généreux président ».
Erdoğan a pu mettre en avant l’augmentation des salaires dans la fonction publique, décidée inopinément un peu avant les élections. Il s’est déchainé dans la dénonciation du soutien à son adversaire du HDP, dénoncé plus que jamais comme « terroriste » et voulant la désagrégation de la nation. La propagande de l’AKP a été fortement axée sur l’importance des industries d’armement et leur succès à l’international, censée (re)donner au pays un rang international incontournable et la « fierté » qui va avec. Une « technofest » a même été organisée par la fabrique de drones Bayraktar dont le dirigeant n’est autre que le gendre d’Erdoğan lui-même !
L’AKP, parti officiellement islamiste, a évidemment bénéficié de son positionnement religieux. Mais par-dessus tout et surtout, il a surfé sans difficulté sur le nationalisme grand-turc, la Turquie redevenant grâce à lui une nation forte et respectée selon lui dans le concert des nations. Ce d’autant plus facilement que le discours nationaliste est un dénominateur commun à de nombreux partis dans la politique turque (notamment du CHP de Kiliçdaroğlu) mais aussi du IYI et du MHP d’extrême droite !
Que sera le deuxième tour ?
Bien que rien ne soit encore joué, il ne faut pas s’attendre à de grandes surprises. Il s’annonce d’autant plus favorable à Erdoğan que le candidat fasciste scissionniste du MHP, Sinan Oğan, qui a réalisé un peu plus de 5% au 1er tour, appelle à voter pour lui. Ce qui explique que dans le cadre d’une instrumentalisation de la question des réfugiés un discours anti-migrants (notamment syriens) se déploie aujourd’hui, malheureusement y compris dans les interventions d’un Kiliçdaroğlu qui ferait pâlir Zemmour d’envie. Des lignes de fractures profondes dans la société turque se maintiennent, entre Turcs et Kurdes (combien de fois avons-nous entendu nos hôtes kurdes déplorer « qu’ils ne pouvaient plus faire partie de ce pays » et envisager l’exil…), entre sunnites et alévis (variation de l’islam proche du shiisme dont se réclame Kiliçdaroğlu), entre religieux et laïcs…. On comprend dans ces conditions pourquoi, lors de leur conférence de presse postélectorale, les dirigeants du HDP aient appelé leur base à « ne pas tomber dans le pessimisme et le désespoir ».
Gilles L.
- Au moment où cet article est écrit (26 mai) aucun résultat officiel n’a été proclamé (par l’opposition non plus d’ailleurs !) d’où certaines variations-mineures- sur les chiffres. L’Assemblée nationale n’a pas été réunie… ce qui en dit long sur la désorganisation du pouvoir…
- Elle comprend le CHP parti de centre droit (nationaliste, laïc, fondé par M. Kémal et historiquement lié à la République) le parti IYIP issu d’une scission du MHP d’extrême droite, 2 petits partis issus de l’AKP et un autre (Saadet) issu de l’Islam politique ; le tout avec le soutien du Yeşil Sol/HDP, à gauche et pro-kurde).