Sociologue marxiste russe, dissident dans son pays qu’il a été contraint de quitter, Boris Kagarlitsky adresse cet”appel à mes amis occidentaux” :
“Un militaire russe depuis longtemps à la retraite discutait par téléphone de l’actualité avec un ancien collègue vivant en Ukraine. Tous deux s’indignent de la guerre entre les deux pays autrefois fraternels et expriment l’espoir que cette folie prendra bientôt fin. Quelques jours plus tard, des représentants des services spéciaux ont fait une descente chez l’ancien militaire russe. Il n’a livré aucun secret militaire et personne ne l’en a accusé. En revanche, il a été accusé d’avoir discrédité publiquement les forces armées de la Fédération de Russie.
L’ancien officier, qui connaissait les lois, a rétorqué qu’il s’agissait d’une conversation privée et qu’une telle accusation n’était censée s’appliquer qu’aux déclarations publiques. « C’était public », ont répondu les officiers de renseignement, « nous l’avons entendue ».
Il ne s’agit pas d’un épisode d’une histoire écrite par un imitateur moderne de Franz Kafka ou de George Orwell, mais d’une affaire qui fait actuellement l’objet de discussions sur les réseaux sociaux russes. Nous trouvons également de nombreux rapports faisant état d’amendes infligées à des russes qui avaient peint leur portail en jaune et bleu par hasard il y a de nombreuses années, risquant ainsi d’être associées de manière indésirable au drapeau ukrainien, ou qui sont sorties dans la rue sans réfléchir, vêtues d’un jean bleu et d’une veste jaune. La situation en est arrivée au point où la police a envisagé d’écrire une dénonciation contre un cageot de pommes. Les fruits étaient coupables du fait que les couleurs ennemies étaient présentes sur l’emballage.
Les lecteurs occidentaux trouveront peut-être tous ces épisodes ridicules, mais essayez d’imaginer ce que c’est que de vivre dans un état où vous pouvez être détenu et poursuivi parce que vous avez porté des vêtements inappropriés, parce que vous avez partagé un message séditieux sur les réseaux sociaux ou simplement parce que le nouveau chef de la police n’a pas aimé votre apparence. Par principe, les tribunaux russes ne prononcent pas d’acquittement, à cet égard, la situation est bien pire qu’à l’époque de Joseph Staline, de sorte que toute accusation, même la plus absurde, est considérée comme prouvée dès qu’elle est déposée. Cela ne s’applique pas seulement aux questions politiques, ce qui serait au moins un peu compréhensible en temps de guerre, mais en général à toute affaire criminelle ou administrative.
A mes collègues occidentaux qui, plus d’un an après le début de la guerre, continuent d’appeler à une compréhension à l’égard de Vladimir Poutine et de son régime, je voudrais poser des questions très simples. Voulez-vous vivre dans un pays où il n’y a pas de presse libre ni de tribunaux indépendants ? Voulez-vous vivre dans un pays où la police a le droit de pénétrer chez vous sans mandat ? Voulez-vous vivre dans un pays où les édifices des musées et les collections constituées au fil des décennies sont cédés aux églises, sans se soucier de la menace de perdre des œuvres uniques ? Voulez-vous vivre dans un pays dans lequel les écoles délaissent l’étude des sciences, dans lequel les écoles envisagent d’abolir l’enseignement des langues étrangères, dans lequel les écoles dispensent des leçons sur ce qui est important et dans lequel les écoles apprennent aux enfants à rédiger des dénonciations et à haïr tous les autres peuples ? Voulez-vous vivre dans un pays qui diffuse chaque jour à la télévision des appels à détruire Paris, Londres et Varsovie, par une frappe nucléaire ? Je ne crois pas que vous en avez vraiment envie.
En Russie, nous ne voulons pas non plus vivre comme cela. Nous résistons ou du moins nous essayons de préserver nos convictions et nos principes fondés sur la tradition humaniste de la culture russe et, quand nous lisons sur internet un nouvel appel à comprendre Vladimir Poutine ou à se retrouver à mi-chemin, cela est perçu en Russie comme une complicité avec les criminels qui oppriment et qui ruinent notre propre pays.
Ces appels reposent sur un mépris profond, presque raciste, pour le peuple russe, pour qui, selon les pacifistes progressistes occidentaux, il est parfaitement naturel et acceptable de vivre sous la férule d’une dictature corrompue.
Bien sûr, quand nous vous disons que le régime de Vladimir Poutine est une menace pour l’occident et pour l’ensemble de l’humanité, c’est un non-sens total. Les personnes pour lesquelles ce régime représente la menace la plus terrible sont, à part les ukrainiens, qui sont bombardés quotidiennement par des obus et des missiles, les russes eux-mêmes, leur peuple, leur culture et leur avenir.
Il est clair que Vladimir Poutine et le système qu’il dirige ont changé au cours des dernières années. Au milieu des années 2010, Vladimir Poutine pouvait sembler tout à fait décent par rapport à d’autres politiciens du monde. Il menait la même politique antisociale, il mentait de la même manière et il essayait de manipuler l’opinion publique, comme ses homologues occidentaux.
La crise qui dure depuis trois ans, la guerre et la corruption totale ont entraîné des changements irréversibles, dans lesquels la préservation du régime politique existant s’est avérée incompatible avec les droits humains, avec les libertés démocratiques et avec la préservation élémentaire des règles de l’existence civilisée moderne pour la majorité de la population.
Nous devons régler ce problème nous-mêmes. Personne ne peut savoir à quelle vitesse cela se fera, combien d’épreuves se produiront en cours de route et combien de personnes souffriront encore, mais nous savons exactement ce qui se passera. La décomposition du régime conduira inévitablement le pays à des changements révolutionnaires, sur lesquels les partisans du gouvernement actuel s’exprimeront avec horreur.
Nous demandons une seule chose au public progressiste occidental. Cessez d’aider Vladimir Poutine par vos déclarations conciliantes et ambiguës. Plus ces déclarations seront fréquentes, plus les fonctionnaires, les députés et les policiers seront convaincus que l’ordre actuel peut continuer à exister avec le soutien silencieux ou les grognements hypocrites de l’occident. Chaque déclaration conciliante faite par des intellectuels libéraux aux Etats-Unis entraîne davantage d’arrestations, d’amendes et de perquisitions de militants démocratiques et de simples citoyens russes.
Nous n’avons besoin d’aucune faveur, mais de la compréhension de la réalité russe. Cessez d’identifier Vladimir Poutine et sa bande à la Russie. Réalisez enfin que ceux qui veulent le bien de la Russie et des Russes ne peuvent qu’être des ennemis irréconciliables du pouvoir de Vladimir Poutine”.
23 mai 2023