Samedi prochain, je marcherai, nous marcherons pour les libertés. Il le faut. Car comment minorer, s’aveugler, se résigner devant la gravité de la dérive actuelle ?
De proche en proche, le visage autoritaire du régime se peaufine. On nous fouille, on nous fiche, on nous confine sans grand débat. Depuis qu’Emmanuel Macron est au pouvoir, neuf projets de lois ont attenté aux libertés individuelles et collectives. Le socle de notre « pacte républicain » est méthodiquement détruit. Toujours au nom d’un ennemi à abattre, d’une sécurité à garantir, d’une menace extérieure ou intérieure. Laminer la démocratie et la liberté pour défendre la démocratie et la liberté : en Macronie, Orwell n’est jamais loin.
Je sais combien la peur du Covid, les effets du confinement, la dépression économique et la paupérisation qui s’installe accapare notre attention, notre énergie, nos angoisses. Mais prenons garde : ce cours liberticide va de pair avec le modèle néolibéral. Ce sont les deux mamelles d’un même projet de société. « Hantés par la crainte d’une violence sociale à la fois générale et diffuse, nous cherchons à recréer une forme de civilité par la répression », mettait fort justement en garde, il y a un an, le haut fonctionnaire et académicien François Sureau dans un court essai intitulé Sans la liberté [1]. Beaucoup ne perçoivent pas encore les effets des lois successives, ne croient pas au basculement de notre régime ou ne se sentent pas concernés. Pourtant, c’est nous toutes et tous qui sommes concernés par les conséquences de tels choix contre la liberté.
La semaine dernière, le Conseil d’État a validé les décrets autorisant le fichage d’opinions politiques, religieuses, syndicales, associatifs. Ce fichage permettra également de recenser les habitudes de vie, les orientations sexuelles, les fréquentations… Pour quoi ? Si ce n’est écrabouiller encore un peu plus l’idée même de liberté de conscience et de mobilisation citoyenne. Seul un gouvernement en perdition peut attacher tant d’intérêt à l’anéantissement de la pensée critique.
Quand les Gilets jaunes ont pris les ronds-points, nous avons découvert la violence inouïe avec laquelle peut s’abattre la force policière quand il en va du « retour à l’ordre ». Pendant la trêve de Noël, j’ai lu à ce sujet un petit livre poignant : Cinq mains coupées [2]. C’est un récit romancé de manifestants mutilés de la main, un puzzle formé à partir de ces différentes histoires personnelles qui permet de passer du je au nous. L’écrivaine Sophie Divry a recueilli cinq témoignages et, sans changer les mots des victimes, les a agencés de façon littéraire, produisant ainsi une forme de polyphonie sensible et révoltante. Mesure-t-on à quel point une grenade de TNT peut bouleverser tragiquement la vie de ces gilets jaunes simplement venus exprimer leur colère dans la rue ? Vivre avec une main amputée a des répercussions dans la difficulté à réaliser des gestes quotidiens. C’est aussi le parcours professionnel ou la vie psychique qui se trouvent tragiquement affectés. Nous ne saurons pas qui de Gabriel, Frédéric, Sébastien, Ayhan ou Antoine a prononcé ces mots mais, nés de la colère, leur résonance politique est poignante :
« C’est un scandale. C’est de l’agression. C’est gratuit. C’est volontaire de faire mal aux gens. Je suis une victime de l’État. Je suis une victime de violences policières. J’essaye de rester digne alors que je suis totalement indigné. On me dit qu’il ne fallait pas y toucher moi je leur dis : “fallait pas nous balancer ça sur la gueule” ! Ça commence là l’histoire. Pourquoi ils ont des armes comme ça ? On est dans un pays où on a le droit de manifester. C’est connu les Français ils sont comme ça. Et au final, tu te retrouves à te faire mutiler ! C’est censé être les droits de l’homme et là, c’est comme si c’était la guerre civile… Des fois je me dis : “pourquoi moi ?” Mais si c’est pas moi, pour un autre ? Je ne trouve pas ça normal que ça arrive dans notre pays : “Liberté, Égalité, Faternité”… ben là, je ne l’ai pas vu. »
L’année dernière, une vague de jeunes a déferlé pour dénoncer les violences policières. Ils et elles ont réclamé la fin de violences morales, d’agressions racistes, d’actes qui se voudraient marginaux mais dont la récurrence détruit, affaires après affaires, la confiance entre la population et les gardiens de la paix. Ils et elles ont exigé la fin d’une escalade qui, dans un État de droits, a conduit plusieurs citoyens à la mort – et des forces de l’ordre à la relaxe.
Seul un gouvernement en perdition peut attacher tant d’intérêt à l’anéantissement de la pensée critique.
Samedi, nous marcherons contre la loi dite de « Sécurité globale ». Une loi qui voudrait empêcher les citoyens, les journalistes, les opposants politiques de filmer et documenter des actes illégaux commis par des forces de l’ordre. Une loi qui permettrait aussi de surveiller les individus dans leur liberté politique, syndicale ou associative. Le gouvernement marche, mais il marche sur la tête puisque tout va à l’envers dans le combat que la liberté réclame.
Désormais, le cadre d’expression de la contestation aux lois liberticides, comme la manifestation, devient lui-même un lieu de dégradation des libertés. De ce point de vue, la marche du 12 décembre dernier contre la loi « Sécurité globale » est venue comme un point d’orgue.
Comme l’a décortiqué un article de Mediapart, cette manifestation a été entachée de charges policières illicites, de violences et de mensonges. Derrière l’expression « forces de l’ordre », en lieu et place de « gardiens de la paix » que nous appelons de nos vœux, il faut bien entendre l’ordre. Ordre de s’abattre sur une foule rassemblée, calme mais déterminée, bouclier dans une main, matraque ou gaz lacrymogène dans l’autre. Ordre de faire du chiffre, d’interpeller, d’emmener au poste. Ordre de satisfaire un Préfet de police inlassablement protégé par le sommet de l’État, le désormais célèbre Didier Lallement, en quête de prisonniers politiques, s’imaginant héros de guerre. Ordre enfin de permettre au ministre de l’Intérieur d’annoncer l’arrestation de prétendus « ultra-violents », parmi lesquels des mineurs ou des journalistes qui ressortiront de garde-à-vue sans aucun grief retenu contre eux.
Nous voilà contraints de manifester samedi pour la liberté, y compris celle de pouvoir manifester !
Rendez-vous à Nantes, samedi 14h30 devant la Préfecture et à Saint-Nazaire 16h. Place de l’Amérique Latine à l’appel de l’intersyndicale CGT, FP, FSU, Solidaires, SAF et avec le soutien de très nombreuses associations.
Notes
[1] François Sureau, Sans la liberté, tracts Gallimard n°8, 3,90 euros.
[2] Sophie Divry, Cinq mains coupées, Le Seuil, 14 euros.
PS) Cet article est paru initialement sur le site www.regards.fr