Entretien à Libération.
Mercredi matin : on s’installe au Palais Bourbon, presque désert, en compagnie de la députée La France insoumise Clémentine Autain. Nous avons eu le temps de parler de son dernier livre, A gauche en sortant de l’hypermarché (Grasset), mais aussi de la candidature de Jean-Luc Mélenchon et de la gauche au sens large. Entretien.
Comment l’idée d’écrire un livre sur les hypermarchés est-elle venue ?
Je m’intéresse à ce sujet depuis très longtemps. L’hypermarché est un lieu du quotidien des Français mais, étrangement, ce n’est pas un sujet politique. Dans un petit microcosme parisien, on regarde cet endroit avec une certaine forme de mépris. Annie Ernaux raconte très bien ce désintérêt dans Regarde les lumières mon amour, récit de ses escapades au centre commercial. L’idée m’est venue durant le premier confinement alors que nous nous posions de bonnes questions sur nos besoins véritables et superflus. Il me semble que c’est un lieu qui matérialise les dysfonctionnements, les folies de notre époque. Dans l’hypermarché se croisent très bien le social et l’écologie.
C’est-à-dire ?
L’hypermarché est un endroit qui matérialise la loi du profit et les mécanismes d’exploitation mais aussi le grand gaspillage des ressources et la vacuité de la course à la consommation. Il y a la caissière, une figure majeure du prolétariat contemporain. Derrière leur caisse, ces femmes ont un métier promis à disparation. Ce sont un peu les «gueules noires» de ce début de XXIe siècle. L’hypermarché pose aussi une question essentielle sur le développement des territoires. Leur développement s’est accompagné de la désertification des centres-villes et du tout voiture. Construits en périphérie urbaine, les complexes commerciaux créent une forme de ville avec ses commerces mais aussi sa poste, sa pharmacie, sa banque, ses cafés et restaurant, son cinéma.
Les centres commerciaux sont-ils les nouveaux services publics ?
Non. Ils sont des espaces de vie et de socialisation, sans histoire, et surtout entièrement tournés vers l’acte d’achat, la féerie de la marchandise. J’y vois la marque d’un monde construit par et pour l’hyper marché. Nous sommes loin du service public. Ces espaces ne servent pas le lien, la culture, le partage, le bien commun mais le besoin du capital de s’accroître. Aujourd’hui, il y a un désamour des centres commerciaux, comme si l’on se rendait compte de la vacuité de la course aux promotions, dans laquelle on passe de la fête du blanc à la fête des mères comme si on nous disait : ne pense plus, dépense. Les gens sont de plus en plus à la recherche de contact, d’entraide, de sens. Dans l’hypermarché, contrairement aux commerces de proximité, la caissière est anonyme, elle est souvent confondue avec l’objet qui est la caisse. On arrive vers elle et on lui demande : «Vous êtes ouverte ?»
Les gueules de noires d’hier c’étaient des hommes, aujourd’hui ce sont les femmes ?
La figure du prolétariat au siècle dernier, c’était en gros l’ouvrier blanc de périphérie urbaine travaillant dans l’industrie. Il avait un emploi stable et un lieu socialisation, c’était l’usine. Aujourd’hui, le prolétariat est éclaté, il n’a plus de lieu fédérateur, il est féminisé et les populations immigrées ou issues de l’immigration prennent une place très forte, notamment dans certains secteurs comme le bâtiment. Le nouveau prolétariat est marqué par une très forte précarité, que l’on retrouve parmi les jeunes qui travaillent dans la restauration rapide ou les intellos précaires.
Pourtant la gauche n’arrive-t-elle à se faire entendre chez les prolétaires ?
Si l’on regarde les enquêtes d’opinion et les votes, c’est clair que c’est insuffisant. L’enjeu n’est pas de se faire entendre chez les prolétaires mais de faire entendre la voix des prolétaires. La façon d’y parvenir fait partie d’un vaste débat qui nous traverse. Quels discours et quels lieux peuvent fédérer le monde populaire ? Les profils et les problématiques apparaissent plus divers. Il me semble que la lutte contre la précarité est un thème majeur pour rassembler. Ayons bien en tête que le chômage de masse et les nouvelles formes de statut non seulement créent une masse de travailleurs pauvres mais produisent une pression sur les salaires de ceux qui ont des contrats stables. C’est la fameuse armée de réserve dont parlait Marx. Elle pèse fort sur les bas salaires. Par ailleurs, je crois que la ville peut être un lieu fédérateur, comme l’ont montré le mouvement Occupy ou celui des places. Tout comme les réseaux sociaux, à l’instar des vidéos virales des gilets jaunes ou de la vague #MeToo. Les villes et les réseaux sont probablement les nouveaux espaces pour se rencontrer et agir ensemble. Enfin, parler de racisme ou de sexisme, c’est une façon de s’adresser au monde populaire. Je prends l’exemple des femmes : s’adresser aux caissières, c’est bien sûr parler des revenus ou de la pénibilité mais c’est aussi apporter des réponses pour les familles monoparentales ou s’intéresser aux enjeux des temps partiels.
Peut-être. Mais comment expliquer la fracture entre la gauche et les classes populaires ?
Si on prend un peu de recul, la première brisure avec les ouvriers et les employés, c’est l’affaiblissement du Parti communiste, évidemment percuté par l’échec des expériences de type soviétique. C’est le recul d’une grande espérance. Ensuite, les impasses de la social-démocratie partout en Europe ont désespéré les catégories populaires qui avaient cru à une amélioration possible de leurs conditions de vie. Aujourd’hui en France, le mot «gauche» reste en partie associé au quinquennat de François Hollande qui a mené une politique tournant le dos aux intérêts des ouvriers et des employés. Notre défi est de reconstruire une vision émancipatrice, une espérance dans un avenir meilleur.
Vous pensez que Jean-Luc Mélenchon, qui est déjà candidat à la présidentielle, peut apporter cette espérance ?
Il a pour lui d’avoir planté un drapeau depuis 2005 sur une orientation politique à la fois en rupture avec le néolibéralisme et porteuse d’une transition écologiste comme d’une nouvelle République. Le tout en tenant le fil de l’égalité, de l’extension des droits et des protections. Ce n’est pas rien. Sa candidature en 2017, alors que certains prônaient une primaire de toute la gauche, incluant celles et ceux qui étaient responsables du bilan de la «gauche» au pouvoir, a permis d’éviter un scénario à l’italienne, c’est-à-dire la disparition de la gauche.
Quel nom vous donnez à cette famille ?
Bonne question ! Certains la nomment «les insoumis», d’autres ou parfois les mêmes s’affirment communistes ou écosocialistes, d’autres encore parlent de gauche radicale ou de rupture. On n’arrive pas vraiment à qualifier par un nom fédérateur toutes les sensibilités de la gauche de transformation sociale et écologiste. Rien d‘étonnant : nous vivons un processus de refondation de grande ampleur. Il n’est pas arrivé à maturation. Il se nourrit des apports de différentes traditions politiques mais aussi de l’essor de mouvements sociaux et d’apports intellectuels et culturels critiques. Si on n’a pas encore le mot pour se nommer, c’est parce que nous sommes encore dans un processus d’agglomération pour construire ce que j’appellerai, faute de mieux, un «nouveau tout».
En 2019, après les européennes, vous avez eu des mots très durs contre Jean-Luc Mélenchon. Vous avez critiqué publiquement sa stratégie et son tempérament. Qu’est ce qui a changé aujourd’hui ?
Je n’ai pas la mémoire d’un poisson rouge, nous avons pu avoir des désaccords mais je regarde devant plutôt que dans le rétroviseur. Quel est l’enjeu ? Nous devons déjouer le duo Macron – Le Pen. Et dans les différentes enquêtes d’opinions, Jean-Luc Mélenchon est en tête à gauche. Aujourd’hui, il tend la main en invitant les autres forces à venir à discuter autour du programme «L’avenir en commun». Avec les insoumis, il fait des propositions concrètes pour dialoguer et travailler ensemble. C’est un fait politique. Si on est sérieux face à la tâche immense qui nous attend vu l’état actuel de nos forces, on ne peut pas balayer ces propositions d’un revers de la main. Les mépriser serait une folie.
Vous pensez aux écologistes et aux socialistes ?
Oui mais pas seulement. Je pense à tant de gens qui veulent s’investir pour ne pas se retrouver piégés dans la perspective d’une nouvelle dose de néolibéralisme mâtinée d’autoritarisme ou d’une arrivée de l’extrême droite au pouvoir. Je pense à de nombreuses personnalités engagées, à des responsables associatifs ou syndicaux, à des artistes ou des chercheurs qui savent la dangerosité de la situation. Ma conviction est que les choses ne sont pas figées, elles sont en dynamiques. Souvent, c’est sur Jean-Luc Mélenchon que se concentre la critique de ne pas jouer le jeu de l’unité. J’attire l’attention sur ce qui se passe ailleurs : EE-LV semble vouloir faire cavalier seul aux régionales et s’organise pour la désignation de son candidat à la présidentielle. Le Parti socialiste veut bien l’unité mais si on écoute nombre de ses ténors, c’est sans La France insoumise. Laurent Joffrin a fait une proposition politique pour rassembler sur une gauche tiède, qui regarde au centre et je constate qu’elle a péniblement récolté 5 000 signatures. Dans ce paysage difficile et éclaté, la proposition de Jean-Luc Mélenchon présente de solides atouts.
C’est quoi votre plan pour réussir à créer une dynamique ?
Il faut une ligne claire, franche, porteuse d’un changement en profondeur de la société. S’attaquer à la loi du profit, au consumérisme, à la monarchie présidentielle, au recul des droits et des libertés, on ne le fera pas avec un projet à l’eau de rose. Il faut dans le même temps du rassemblement. Aucune des forces à gauche ne peut gagner seule. C’est pourquoi je travaille, dans le Big Bang que nous avons lancé avec ma collègue communiste Elsa Faucillon, à faire tomber les murs au sein des gauches et des écologistes. Nous devons débattre des idées et des solutions concrètes, sans préjugés ni arrière-pensées.
Aujourd’hui, ça paraît très compliqué…
[Elle coupe.] L’unité seule ne fait pas un programme, surtout si le dénominateur commun ne nous amenait qu’à des compromis sans odeur, ni saveur, loin des colères de notre époque. Passer en force contre tout le reste des gauches et des écologistes ne permettrait pas non plus de nous hisser au second tour et de gagner. La difficulté, c’est que nous avons un électorat assez clivé comme l’a montré un récent sondage dans lequel on voit que Mélenchon ou Hidalgo ne captent que très peu de points supplémentaires s’ils sont candidats seuls à gauche. Notons néanmoins que dans ce cas, c’est encore Mélenchon qui fait le meilleur score.
Aujourd’hui, la France traverse une période étrange avec la crise sanitaire, sociale et les récentes attaques terroristes. Le pays peut aussi basculer du mauvais côté ?
Oui. Cela nous place de façon grave devant nos responsabilités. Je sens un mouvement de résignation mais je vois aussi se développer de nouvelles solidarités, des mobilisations, de la politisation. Il y a un mouvement du côté du repli, de la xénophobie, de la réaction. Mais il y en a un autre qui cherche sa traduction politique du côté de la liberté et de l’égalité, de la préservation de notre écosystème et de la mise en commun. L’époque est à la fois au ressentiment, ce terreau de l’extrême droite, et à la colère, ce moteur à gauche, d’autant plus puissant s’il se transforme en espérance grâce à la projection politique.
On parle beaucoup de la présidentielle mais, normalement, il devrait y avoir les élections régionales et départementales en 2021. Vous comptez présenter votre candidature à la région Ile-de-France ?
Je souhaite m’engager dans cette élection régionale, c’est un échelon important, et je veux être utile à un rassemblement, notamment entre les insoumis et les communistes, et qui soit porteur de la vitalité des luttes sociales et écologistes. Les discussions sont toujours en cours. Je vous donnerai très vite des nouvelles plus précises de cette campagne.